Dans le dernier article, consacré aux fablabs professionnels, on a abordé la question des fablabs “lieux totems”. Cet article revient plus précisément sur cette catégorie. Ces lieux marquent leur environnement, et ont une renommée qui dépasse l’échelle locale. Ils jouent le rôle de porte-étendard sur la thématique visée, se positionnent comme des lieux carrefour rassemblant les différentes composantes de la filière et affichent souvent des ambitions en terme de marketing territorial. Sur son site internet, la Waag society indique d’ailleurs qu’elle cherche à « promouvoir la position d’Amsterdam en tant que centre international pour l’information, la communication et les médias ». Outre la Waag, on s’intéressera aujourd’hui au fablab Berlin, pour voir à quoi tient cette renommée et comment elle s’exprime.
Tout d’abord, le lieu : dans les deux cas, les fablabs sont implantés dans les centres-villes de capitales européennes réputées pour leur créativité et leur caractère subversif. La Waag society est par ailleurs installée dans un lieu emblématique au cœur du centre-ville, et en a d’ailleurs fait son logo. Il s’agissait initialement d’une des portes de la ville, fortifiée pour protéger le quartier, puis transformée en salle de poids public : l’ensemble des marchandises vendues devant être pesées au moyen-âge, les opérations se déroulant dans l’enceinte de la Waag. De par son architecture, ce bâtiment est un point de repère naturel au sein de la ville. Cette fonction de marqueur est renforcée par l’ouverture de la Waag grâce au café et restaurant « In de Waag », au rez-de-chaussée.
La renommée de la Waag s’exprime notamment à travers le nombre très important de projets cofinancés par l’Union Européenne, et notamment le programme Horizon 2020 pour la recherche et l’innovation. La participation à ces projets permet à la Waag de s’inscrire dans des réseaux et des partenariats avec d’autres structures européennes, ce qui contribue à sa visibilité. La gamme étendue de sous-communautés drainées par la Waag est un des facteurs explicatifs de cette inscription dans des projets européens. En effet, la Waag society dispose de sept « départements de recherche » : creative care lab, future internet lab, open design lab, open wetlab, creative learning lab, future heritage lab et smart citizen lab. Les deux derniers ont clairement pour but de repenser les relations entre citoyens/ habitants et leur ville. Dans la galerie de présentation des projets de la Waag, on trouve ainsi aussi bien le fair phone, un smartphone entièrement DIY et open source, que des projets comme Clarity. Clarity est un projet cofinancé par H2020, qui vise à faire un état des lieux des besoins des citoyens européens en matière d’e-Government, et d’imaginer de nouvelles solutions pour y répondre. La question des données personnelles, de leur utilisation et réutilisation dans un cadre collectif ou à visée sociale est au cœur de beaucoup de projets, notamment ceux dans lesquels le future internet lab est impliqué. Tous les projets de la Waag ne sont pas cofinancés ; en revanche, ils sont répertoriés de manière à les retrouver selon les labs concernés et les personnes impliquées. Ce système facilite les échanges et transferts au sein de la Waag, donnant corps à sa communauté.
La renommée du fablab Berlin, quant à elle, peut se mesurer à la croissance exponentielle de sa communauté : créé il y a seulement 3 ans, par 3 personnes, elle compte aujourd’hui 750 abonnés dont 250 « réguliers », et une équipe de 23 personnes. Les surfaces du fablab ont évolué en même temps, pour passer de 20m² à 640m² actuellement, avec un déménagement prévu cette année vers des locaux de 1200m² ! Le modèle de fablab Berlin est très différent de celui de la Waag. En effet, il est beaucoup plus tourné vers les projets professionnels, à l’instar des trois fablabs dont il était question dans le dernier article.
Son partenariat avec l’entreprise Ottobock, dans les locaux de laquelle il est actuellement installé, fabricant de prothèses et appareillages orthopédiques, lui permet d’équilibrer son budget plus facilement. En retour, l’entreprise bénéficie d’une vitrine, et peut disposer des machines et espaces du fablab pour ses activités de R&D, des ateliers, séminaires pour former ses collaborateurs… Dans certains secteurs, notamment le médical, la fabrication additive représente en effet d’importants gains en temps, en qualité et efficacité par rapport aux autres processus de production. Plusieurs autres entreprises ont offert leur soutien au fablab. Toutefois, il ne s’adresse pas seulement à ce segment des entreprises mais aussi à celui des makers : il est en effet charté MIT, et organise des rencontres hebdomadaires entre membres de la communauté pour permettre de croiser les compétences : il est un des exemples de fablab s’adressant à deux types de publics avec succès au contraire de la plupart des autres fablabs analysés dans nos précédents articles.
L’utilisation du logiciel easyfab est un autre facteur permettant de limiter les coûts de fonctionnement du fablab : ce logiciel permet d’activer les machines à distance dans le fablab, avec une identification attribuée à chaque utilisateur. De cette manière, l’équipe dispose de plus de temps pour animer la communauté. Le logiciel est en cours d’amélioration pour permettre le paiement en ligne, afin de faciliter encore la gestion du lieu.
Le réseau que ces deux fablab ont réussi à tisser avec les acteurs locaux et européens est une des caractéristiques qui les rassemble. Il faut cependant souligner qu’ils sont installés dans un « terreau » très favorable. Ainsi, on dénombre au moins 3 makerspaces sur Berlin, avec la Betahaus (coworking ouvert en 2009) et la C-base (maker space construit sur le mythe d’une station spatiale sous Berlin). Amsterdam fait quant à elle partie des villes fondatrices du réseau des fabcity, dont l’objectif est de relocaliser la production (de biens, de services et agricole) d’ici à 2054, tout en étant connectées entre elles, en appuyant les initiatives DIY notamment. Les fablabs ont dans ce contexte un rôle phare à jouer.
Amsterdam s’appuie donc sur la communauté de la Waag pour construire une politique ambitieuse et une image internationale différenciante. C’est cette même logique qui sous-tend les initiatives de la french tech, qui cherchent à identifier des lieux totem, à même de rassembler des acteurs de l’économie numérique et d’autres secteurs, notamment les « créatifs ». Ocalia a ainsi accompagné la transformation du tiers-lieu de création, production et d’innovation artistique et numérique Blida, implanté à Metz. L’objectif à terme est de disposer d’un site mixte, mêlant espaces de loisirs et de commerce (mur d’escalade, restaurants…), immobilier d’entreprise, espace de coworking, locaux d’activité et artistiques. L’ambition est également de concentrer des services d’accompagnement et de financement des projets de développement économique d’entreprise, afin de fonder un « guichet unique » du territoire, inscrit dans un réseau d’acteurs territorial aux compétences complémentaires.
Ces expériences amènent à considérer l’intervention des pouvoirs publics dans les tiers-lieux à l’aulne de la contribution globale de ces lieux au développement des territoires. En effet, il est possible, à l’instar du fablab Berlin, d’équilibrer les budgets en mixant les usages et les publics. Toutefois, la véritable plus-value des tiers-lieux se mesure en intégrant les retombées indirectes sur le tissu social et économique local, et en termes de renommée.